« Hier, j’ai enterré ma mère.
Tout ce que j’ai à dire tient dans cette phrase: hier, j’ai enterré ma mère.
Qu’y a-t-il de plus à écrire ? Qu’y a-t-il de plus à vivre ?
Peut-être ne naissons-nous que pour ceci : pour vivre et enterrer notre mère, pour réaliser que, tant que notre âme n’a pas été broyée, nous n’avions pas vécu.
Je ne suis pas en deuil ; je suis en chagrin.
Un chagrin absolu.
Mes peines d’amour les plus vives font pâle figure à côté de celle-ci. Hier, j’ai enterré ma mère et je vis le plus grand des chagrins qui soit : un chagrin d’amour inconsolable.
Le monde se divise désormais en deux groupes : ceux qui ont perdu leur mère et les autres.
Ceux qui peuvent comprendre et ceux qui s’imaginent pouvoir comprendre.
Quoi qu’imaginent ces derniers, ils sont en deçà. Il est une douleur où il n’y a plus de mots, où il n’y a plus de larmes.
Saurai-je jamais écrire autre chose que cette phrase : hier, j’ai enterré ma mère.
Est-ce qu’il y a assez de silence dans cette phrase ?
Est-ce qu’il y a assez d’effroi ?
Avez-vous perdu votre mère ?
C’est la seule question qui soit.
Ou plutôt : comment avez-vous survécu ?
Faut-il d’ailleurs survivre ?
Donnez-moi une seule bonne raison.
Je croyais être préparée en ayant perdu mon père.
Ce n’était qu’une répétition : un immense chagrin avant une affliction encore plus colossale.
Double peine.
– J’ai des brûlures d’estomac.
Ça brûle en moi, vous comprenez, Docteur ?
J’ai avalé une boule de feu et à chaque fois que je respire, les braises rougeoient en moi.
C’est difficile de vivre comme cela.
Mourir, à côté, cela paraît plus simple : ça ne fait mal qu’une fois.
Une fois et on n’en parle plus. C’est bien fichu, la Mort.
Ma mère est morte en une fois.
Sans prévenir.
Sans préavis.
Le médecin a appelé cela une « mort subite ».
Un autre nom pour désigner une crise cardiaque massive.
Le cœur s’arrête et voilà.
Il s’arrête une fois et on n’en parle plus.
C’est bien fichu, la Mort.
Ma mère est morte dans son sommeil, en rêvant qu’elle vivait.
Même les médecins n’ont rien compris.
Qui y avait-il d’ailleurs à comprendre ?
Il y a la vie et puis c’est fini.
C’est simple: il n’y a RIEN à comprendre.
Vous avez une maman et puis on vous dit : « Le corps est visible ».
Tout ce qui faisait votre mère n’est plus.
Même son corps moelleux et chaud est désormais dur et glacé.
Je vous ai confié ma mère.
Qu’est-ce que vous me rendez là ?
Ce n’est plus ma mère.
Je veux des explications.
Et puis je comprends à votre désarroi, qu’il n’y a strictement RIEN à expliquer.
« La médecine, vous savez… »
Vous m’aviez dit de ne pas m’inquiéter : « C’est juste un peu de fatigue. »
Juste une fausse alerte : elle sortira lundi.
Elle est sortie lundi.
Morte.
Je suis fatiguée de douleur, éreintée de chagrin et de larmes.
Ma mère s’est arrêtée de respirer et c’est moi qui suis en apnée.
Une mère, c’est comme l’oxygène : quand on en a, on ne s’en rend pas compte.
C’est quand on n’en a plus que l’on suffoque.
Je suffoque. »